LES PIECES LYRIQUES AU "CŒUR" DU

ROMAN DU CHATELAIN DE COUCY

ET DE LA DAME DE FAYEL



Lors du prologue du Roman de la Rose ou de Guillaume de Dole , rédigé, selon les critiques (1), entre 1208 et 1228, Jean Renart se targue d'avoir introduit, dans son récit, de nombreuses pièces lyriques (2). Cette innovation connaît un vif succès auprès des épigones (3), à tel point que Jakemes reprend ce procédé désormais classique et insère trois rondeaux à danser et sept chansons courtoises dans son Roman du Châtelain de Coucy et de la Dame de Fayel (4), composé après 1285. Il fait pourtant preuve d'originalité puisqu'il attribue les chansons courtoises à son seul héros (5), un trouvère picard qui a réellement existé (6), mais que ses célèbres poèmes d'amour et sa mort tragique au cours de la quatrième croisade ont rendu légendaire (7).

En somme, bien que l'enchâssement de pièces lyriques à l'intérieur d'un texte narratif risque d'entraîner des problèmes d'écriture, il se justifie dans le cas du protagoniste. Toutefois vise-t-il simplement à attester le talent artistique du personnage principal? Les chansons citées par Jakemes se bornent-elles à enjoliver l'histoire ou participent-elles à son élaboration? Déterminer leur place et leurs fonctions nous conduira peut-être à percer les arcanes de la création romanesque.

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Quand il intercale des poèmes dans son récit, l'auteur veille à ce que le public puisse distinguer clairement ces deux modes d'énonciation, sans pour autant rompre le fil narratif par des discordances trop brutales. Certes il est probable que jadis le diseur professionnel suspendait sa lecture à haute voix pour chanter les passages lyriques (8). Cependant même aujourd'hui celui qui découvre le Roman du Châtelain de Coucy reconnaît sans peine les deux formes d'expression parce que Jakemes choisit des chansons offrant d'autres mètres et combinaisons que les octosyllabes à rimes plates, utilisés pour la relation événementielle.

Ainsi parmi les trois rondeaux à danser qui sont construits sur deux rimes et pourvus d'un refrain, le premier et le troisième présentent des pentasyllabes tandis que le deuxième mêle les heptasyllabes et les tétrasyllabes (9).

De plus cinq des sept chansons courtoises n'admettent que des décasyllabes regroupés soit en un septain unique (10), soit en huitains unissonants (11). La plus longue d'entre elles se compose de six huitains en coblas doblas , c'est-à-dire avec des rimes identiques dans deux couplets consécutifs, et d'un quatrain en guise d'envoi; chaque huitain se termine de surcroît par une rime isolée qui se répète de strophe en strophe (12). Enfin si la première chanson citée comprend cinq huitains et un quintil unissonants d'heptasyllabes (13), la dernière est un virelai classique constitué de trois douzains unissonants (avec huit heptasyllabes et quatre pentasyllabes) précédés et suivis d'un refrain de six vers (avec quatre heptasyllabes et deux pentasyllabes) (14).

Ces subtiles variations de mètres et de rimes nous permettent donc de discerner le chant du récit, d'autant plus aisément que neuf pièces lyriques sont annoncées dans le texte narratif par des termes appartenant au réseau lexical de la musique vocale, tels que "chanson", "chant", "chanter" ou "son" (15). Des mots similaires apparaissent aussi pour signaler la fin de la chanson et la reprise de l'intrigue romanesque (16). Le rondet de carole interprété par la dame de Fayel illustre bien cette technique. Le narrateur l'introduit en apportant des précisions sur les danseurs :

Ma dame de Faiiel s'esmut

Et d'entre les rens se leva,

Et prist entour soi, ça et la,

Par les mains, dames, chevaliers

Pour caroller, et dist premiers

Ceste cançon de sentement. (vv. 3851-6)

(Madame de Fayel se leva et quitta sa place , saisissant par la main, autour d'elle, çà et là, dames et chevaliers pour danser, et entonnant cette chanson d'amour.)

Le rondet achevé, une proposition temporelle indique la relance du récit :

Quant ot dit ceste chançon chi ... (v. 3865)
Afin de rapprocher davantage les deux modes d'énonciation, l'auteur use d'un autre procédé : il fait rimer le premier vers de la pièce lyrique avec le dernier octosyllabe ou avec le dernier distique narratif (17). Il arrive même, dans le cas de deux rondeaux, que le premier octosyllabe ranimant l'action rime avec l'ultime vers ou distique de la chanson (18).

Par conséquent, confronté à deux types d'écriture dissemblables, Jakemes parvient à trouver un parfait équilibre : d'une part, grâce à des divergences métriques et à plusieurs jeux de rimes, les pièces lyriques rompent un peu l'uniformité des octosyllabes à rimes suivies; d'autre part ces quelques dissonances sont compensées par de multiples liens lexicaux et phoniques.

Bien intégrées sur le plan formel, les chansons contribuent également à la "conjointure" de l'oeuvre, autrement dit à sa structure cohérente et signifiante.

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Tout d'abord il est naturel qu'un récit consacré à la biographie légendaire d'un authentique trouvère propose un florilège de ses poèmes, voire une anthologie de genres variés comme les chansons d'amour et de croisade, les virelais ou les rondets de carole. Leur insertion dans un roman assure d'une certaine façon leur sauvegarde.

Les pièces lyriques concourent ensuite à créer un décor courtois, propice aux plaisirs et aux divertissements mondains. Ainsi, à Vendeuil, la veille du tournoi, le comte de Namur réunit dames et chevaliers, lesquels, à la fin du repas, entonnent des rondeaux. Les chants et les danses se prolongent tard dans la nuit (19). A l'occasion d'une nouvelle fête, la dame de Vermandois réjouit la noble compagnie en fredonnant un rondet de carole, repris en chœur par toute l'assistance (20).

Si elles favorisent l'ambiance raffinée et enjouée de la société aristocratique, les chansons à danser révèlent en outre la personnalité des interprètes (21). Tandis que la dame de Vermandois, follement éprise du Châtelain de Coucy, y dévoile sa concupiscence par l'emploi du substantif plaisir et la répétition du verbe esbaudir (22), la dame de Fayel avoue, de manière implicite, son fidèle attachement pour le héros, en chantant ce refrain :

J'aim bien loiaument

Et s'ai biel ami. (vv. 3857-8 et 3863-4)

Ces deux rondeaux traduisent non seulement l'opposition entre deux femmes, l'une jalouse et lascive, l'autre tendre et loyale, mais encore l'antagonisme entre la passion sensuelle et l'amour sincère.

Quant aux poèmes, ils reflètent les états d'âme du protagoniste, son exaltation ou son désarroi, ses espérances ou ses tourments, son bonheur d'aimer ou sa douleur de ne pas être aimé. Par exemple, lorsqu'il a obtenu la manche de la dame de Fayel, le Châtelain compose quelques couplets afin d'exhaler sa joie :

Dont fist cançon de liet corage. [...]

Bien doi canter, puis qu'il vient a plaisir

Celi qui j'ai fait de coer liet hommage;

Si doi avoir grant joie en mon corage,

S'elle me voet a son oés retenir. (vv. 815, 820-3)

(Alors il fit cette chanson la joie au cœur. [...] Je dois bien chanter puisque cela plaît à celle à qui j'ai fait hommage d'un cœur joyeux; et je dois éprouver grande joie en mon cœur, si elle veut bien me retenir à son service).

Au contraire, après avoir attendu en vain toute une nuit que sa dame lui ouvrît la petite porte du jardin pour un rendez-vous galant, il rédige de nouvelles strophes où il se lamente sur son infortune (23). On peut alors suivre l'itinéraire sentimental du chevalier de Coucy, ses progrès et ses échecs, ses félicités et ses angoisses à travers les monologues lyriques que constituent les pièces enchâssées dans la narration.

Au demeurant certaines renforcent la structure dramatique en rappelant des événements décrits auparavant. Quand il s'est vengé de la dame de Vermandois, le Châtelain nous remémore dans un poème les épreuves subies à cause d'elle (24). Plus tard, à son retour d'Angleterre où il s'est croisé, à l'appel du roi Richard Cœur de Lion, il réaffirme, dans un chant, son intention de partir vers la Terre Sainte (25).

A l'inverse, d'autres pièces lyriques anticipent sur la suite de l'intrigue. Dès la première chanson, le héros distingue la dame de Fayel de la femme esgaree , c'est-à-dire perdue (v.370), de la fausse drue habandonnee , traduisons de la fausse amante dévergondée (v.378), expressions qui préfigurent la traîtresse dame de Vermandois. Le poète lui-même se différencie du faignant prieour , de l'hypocrite soupirant (v.366), du faus dru vanteour , du faux amant hâbleur (v.372), personnage dont il revêtira le masque pour châtier la délatrice, en lui faisant croire qu'il brûle d'amour pour elle (26).

Le pénultième poème sert également de prolepse temporelle. En effet, avant de s'embarquer vers l'Orient, le protagoniste y confie sa crainte de ne jamais en revenir :

Jou m'en vois, dame ! A Dieu le creatour

Vous commanch jou, en quel liu que je soie;

Ne sai se mes verés le mien retour,

Aventure est que jamais vous revoie. (vv. 7387-90)

(Je m'en vais, Madame. Je vous recommande à Dieu le créateur, où que je sois; je ne sais si vous me verrez revenir; est-il seulement possible qu'un jour je vous revoie?)

Son chant d'adieu prophétise en quelque sorte sa funeste destinée, puisque, mortellement blessé par une flèche empoisonnée, il succombera sans avoir revu sa bien-aimée (27).

Cet ultime extrait prouve qu'il règne parfois une véritable harmonie entre le poème et le récit. L'auteur modifie d'ailleurs légèrement certaines pièces afin qu'elles s'adaptent mieux au contexte. C'est le cas de la chanson de Gace Brulé : "Au renouvel de la douçour d'esté ", attribuée abusivement au Châtelain de Coucy (28). Le trouvère briard y déplore ses affres :

Lors chanterai, quar trop m'avra grevé

Ire et esmais que j'ai au cuer prochainne. (29)

(Alors je chanterai, car l'angoisse et le trouble que je ressens près de mon coeur m'ont accablé trop longtemps.)

En citant ces vers, Jakemes substitue au présent de l'indicatif j'ai qu'attestent pourtant tous les manuscrits, l'imparfait avoie (v.5957), plus conforme à l'évolution affective du protagoniste, serein et radieux au moment où il interprète ces décasyllabes (30). Dans le huitain suivant, le romancier remplace la formule la fausse gent vainne (31), signifiant les gens fourbes et perfides, par la fausse vilainne (v.5965), une locution plus appropriée pour désigner la vile et déloyale dame de Vermandois (32).

Enfin il a préféré supprimer l'envoi qui contient une allusion à mon seigneur Noblet, contemporain et ami de Gace Brulé (33), et s'achève par des plaintes désespérées, inadéquates en la circonstance (34).

De même l'auteur ne conserve de la chanson : "Li nouviauz tanz et mais et violete " que la première strophe où le héros manifeste son désir d'embrasser encore une fois sa dame (35). En revanche les autres couplets, considérés à juste titre comme inopportuns, sont supprimés parce qu'ils s'attardent notamment sur la naissance de l'amour et les peines infligées par la belle inhumaine (36).

Ces changements sont en définitive assez restreints. D'ordinaire les pièces lyriques correspondent si parfaitement aux situations évoquées qu'on en vient à se demander si l'intrigue n'est pas construite à partir des chansons.

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Il semble bien que la poésie en général et les poèmes du Châtelain de Coucy en particulier aient fourni à Jakemes la matière, les principaux épisodes et personnages de son œuvre (37).

Ainsi la première partie du roman relate comment le trouvère réussit à gagner les faveurs de l'épouse du seigneur de Fayel (38). Les différentes étapes de cette conquête rituelle ressortissent aux topiques de la lyrique courtoise : la timidité du fin amant soudain interdit et muet devant la dame (39), l'éloge de celle-ci (40), l'hommage du vassal disposé à la servir durant toute son existence (41), son espoir d'obtenir le guerredon , la récompense suprême (42), les souffrances engendrées par l'apparente indifférence de la belle (43), qui, par ses refus, s'efforce de mettre à l'épreuve la constance et la sincérité de son soupirant (44), les prières de celui-ci qui ne cesse d'implorer la merci , comprenons la pitié de l'orgueilleuse (45). En fin de compte la domina reste maîtresse du jeu et du destin du poète, car c'est d'elle seule que dépendent sa joie ou sa douleur, sa guérison et sa maladie (46), sa vie ou sa mort. Ne risque-t-il pas en effet de périr si la dame ne répond jamais à ses requêtes enflammées (47) ? Elle commettrait alors un grave péché en provoquant, par son manque de compassion, le trépas d'un être dont l'unique tort est d'aimer avec passion (48).

Lorsque la dame de Fayel est à son tour éprise du chevalier, l'action rebondit avec l'apparition de la dame de Vermandois. Ayant surpris un tendre regard entre les héros, elle devine leur attachement réciproque et, aigrie par un bonheur qu'elle ne connaît pas, elle charge un serviteur de surveiller les allées et venues du Châtelain (49). Dès qu'elle a obtenu la confirmation de son intuition, elle suscite la jalousie du mari en l'informant de cet adultère (50). Par ses actes et ses paroles, elle appartient donc à l'engeance des losengiers que redoutent tant les poètes. Ces personnages envieux, médisants, cruels, enclins à nuire, toujours prêts à épier et à calomnier, dénoncent les amants en divulguant leur liaison secrète. Le protagoniste, anxieux, essaye lui aussi de se protéger contre ces félons (51):

"Dame, li faus losengeour,

Qui tous jours ne font fors gaitier,

S'entour vo gent corps repairier

Me voient, il en parleront

Et moi et vous anui feront." (vv.1959-63)

(Madame, si les hypocrites calomniateurs qui sont constamment aux aguets, me voient tourner autour de votre gracieuse personne, ils parleront et seront source de désagrément pour vous comme pour moi.)

Après l'humiliation de l'accusatrice et l'imposture du seigneur de Fayel feignant de vouloir emmener son épouse dans un pèlerinage en Terre Sainte (52), la fin du récit qui raconte la séparation des amants s'inspire en partie des clichés de la chanson de croisade (53): obligé de quitter sa dame pour combattre les Sarrasins outre mer, le chevalier souhaite la tenir une dernière fois entre ses bras (54); au moment de prendre congé, il ressent une profonde détresse (55), conscient que l'éloignement le prive de tout réconfort (56).

Par conséquent Jakemes place les personnages de la tradition lyrique dans une époque et un espace précis qui leur donnent épaisseur et vie; il entrecroise des motifs stéréotypés sur la trame narrative où se nouent et se dénouent les destinées humaines; il dramatise des lieux communs; il actualise des sentiments atemporels; il individualise des poncifs impersonnels.

Il utilise de surcroît les mots clés de la poésie courtoise, tels que le cœur, omniprésent dans le roman comme dans les chansons du Châtelain (57). S'il garde la libre jouissance de son corps pour se déplacer et voyager, le fin amant laisse son cœur en gage à la dame (58). L'auteur renouvelle cette image usée de l'offrande du cœur en l'associant à la légende folklorique du cœur mangé (59). Déjà l'évolution vers une signification plus littérale s'amorce lors du départ en croisade. La dame de Fayel accorde à son ami ses tresses parce qu'elle ne saurait lui donner son cœur sans expirer :

Et elle dist : "Se tant m'amés,

Vous les emporterés o vous,

Et avoec est vos mes coers tous;

Et se sans mort je le pooie

Partir, je le vous bailleroie." (vv.7313-7)

(Et elle dit : "Si vous m'aimez vraiment, vous emporterez mes cheveux avec vous, car mon coeur tout entier les accompagne; je vous le donnerais volontiers si je pouvais l'arracher sans mourir.)

L'expression est prise encore au sens propre par le croisé qui, avant de disparaître, recommande à son écuyer de remettre à la dame de Fayel un coffret contenant notamment son cœur embaumé (60). Hélas ! le mari s'en empare, apporte le cœur à son cuisinier et lui ordonne d'en préparer un plat pour le prochain repas de son épouse (61). La métaphore passe de l'abstrait au concret : le cœur n'est plus qu'un viscère musculaire, un aliment comestible, comme le seigneur le déclare à sa femme (62):

"Je vous affi en boinne foi

Que vous en ce mes chi mengastes

Le coer celui que mieus amastes :

C'est dou castellain de Couchi

Dont on vous siervi ore chi." (vv.8064-8)

(Je vous assure que vous venez de manger, accommodé dans ce plat, le cœur du Châtelain de Coucy, votre ami si cher.)

A cause de ces atroces révélations qui lui apprennent le sacrifice fatal de son amant, l'héroïne s'évanouit plusieurs fois avant de décéder. En somme, semblable à Galaad, l'élu de la Queste del Saint Graal , trépassant après avoir contemplé à l'intérieur du saint Vase, les esperitex choses , les merveilles de totes autres merveilles (63), la dame de Fayel succombe après avoir "communié". Car la "scène" de cardiophagie se métamorphose en quelque sorte en une "Cène" courtoise où le cœur, réduit à l'état d'organe, s'élève de l'ordre de la chair à l'ordre de la charité, devient une nourriture spirituelle, une relique sacrée, un viatique pour accéder à l'éternité de l'Amour.

La renaissance de ce cliché montre assez quelle est la véritable ambition du romancier. Certes, comme ce ménestrel, présent au début du récit, se charge de diffuser la première pièce lyrique du Châtelain (64), de même Jakemes s'efforce d'immortaliser le trouvère picard et de pérenniser ses chansons. Toutefois il ne se contente pas de ce rôle d'hagiographe, mais cherche à imiter son héros. En effet, à l'instar de celui-ci, il adresse son œuvre à celle qu'il aime, ainsi qu'il le confesse dans le prologue et l'épilogue (65):

En l'onnour d'unne dame gente

Ai je mis men coer et m'entente

En rimer ceste histore chi. (vv.8247-9)

(J'ai consacré mon cœur et mes soins à mettre cette histoire en rime pour l'honneur d'une noble dame.)

Par une singulière mise en abyme, c'est afin de conquérir sa dame que Jakemes raconte l'histoire d'un poète dont il cite des chansons composées un siècle plus tôt dans un but analogue (66). Le romancier va plus loin encore : il rivalise avec le protagoniste, créant des textes lyriques, tels que la lettre d'adieu et l'éloge de l'amour (67). Il semble même être l'auteur du dernier poème inséré. Ce virelai où l'amant soumis requiert la pitié de la domina s'adapte sans doute mieux à la situation de Jakemes qu'à celle du Châtelain qui, en la circonstance, agonise sur le navire le ramenant en France (68). Le créateur finit par se substituer à sa créature en introduisant dans la narration un virelai qu'il a, selon toute vraisemblance, rédigé en personne.

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Même si elles n'occupent que 3,6% de l'ensemble narratif, les pièces lyriques sont donc essentielles dans le Roman du Châtelain de Coucy , puisqu'elles assument des fonctions esthétique, sociale, psychologique et dramatique. Elles influent directement sur l'intrigue en procurant le sujet, les acteurs, les péripéties et les thèmes.

La poésie lyrique engendre le roman; elle est à l'origine et au cœur de l'œuvre de Jakemes. N'est-ce pas d'ailleurs l'une des raisons qui l'incite à rimer son roman, à une époque où la prose s'impose comme l'atteste le succès du Lancelot-Graal et du Tristan en prose ? Par conséquent le Roman du Châtelain de Coucy glorifie plus qu'un poète particulier, la poésie toute entière. C'est par trois vers parodiant l'"Art Poétique" de Verlaine (69) que nous aimerions conclure cette réflexion sur le genre romanesque :

La poésie avant toute chose [...]

La poésie encore et toujours ! [...]

Et tout le reste est littérature.

Claude LACHET

Université de LYON III